- Introduction
Ce travail est le résultat partiel d’ une recherche menée sous le signe de la revendication personnelle : je suis né dans une famille métisse du Nordeste brésilien, d’anciens agriculteurs. D’une arrière grand-mère fille d’anciens esclaves, une sorte de silence recouvrait sa biographie, et même après son décès, personne n’osait rechercher, fouiller dans ce passé qui semblait mettre en doute le progressif « blanchiment » d’une honnête famille de paysans où quelques-uns portaient les marques d’un passé « africain » : les cheveux crépus, la peau d’un brun foncé très évident. D’un autre côté, la grand-mère paternelle, fille d’un père immigrant italien avait aussi une mère d’une incertaine ascendance amérindienne, ce qui ne contribuait pas à la rendre plus honorable au sein de sa famille, c’est pour cela qu’un même silence était posé sur son passé. Par contre, tout le monde ou presque (dans notre famille) faisait des démarches pour connaître les arrière-parents venus d’Italie ou du Portugal, lieux considérés comme plus prestigieux dans l’imaginaire populaire brésilien. Donc, ces deux femmes, mes ancêtres, représentent à mes yeux le symbole vivant de tous ceux que j’allais connaître à travers la littérature sous le nom stéréotype de l’ Autre.
Il va sans dire que la pensée ethnocentrique a légué en héritage aux peuples des anciennes colonies impériales une faible estime de soi, en proclamant la supériorité de la culture blanche-européenne, car c’est en cela seulement qu’elle pouvait maintenir avec les autres une relation de négation. De là, l’expropriation des terres des Autochtones (ils n’avaient pas les aptitudes à en développer la production), l’imposition d’une langue (considérée « plus » structurée, « plus » riche, « plus » complète), l’abandon de l’autre (« incomplète », « inférieure »), la vision négative sur les croyances dites « inefficaces », sur les valeurs autochtones caractérisées comme « obsolètes » tout comme la haine et l’intolérance pour tout ceux qui ne partageaient pas les mêmes valeurs, la même culture, qui ne portaient pas les mêmes traits distinctifs de « race » de religion, de coutumes, etc…(LÉVI-STRAUSS: 2001).
Le monde hors d’Europe recelait, à de nombreuses gradations près, des terres des sauvages (des ‘bons sauvages’) jusqu’aux territoires où ne se décelait aucun signe de ce qui pouvait être identifié comme société civile « […] On observe que s’était déjà déroulée une « […] révolution géographique représentée par l’inclusion de nouveaux espaces dus aux mouvements d’occidentalisation par lesquels les oppositions entre civilisés et primitif, civilisation et barbarie, modernité et tradition se sont établies chaque fois plus fréquemment […] ». Cependant ce sera à partir de cette nouvelle reconfiguration de l’espace que « […] se consolide dans la perspective de l’Européen une pensée politique d’un contenu chaque fois eurocentré dont les principaux éléments s’organisent autour des processus de formation d’Etat national, de société civile, d’organisation de la culture des pays américains comme prolongements de l’Europe […] (PINTO: 2005, p. 121) ».
Pour cela, associant le racisme biologique au racisme ethnique, tout un ensemble de théories raciales, sous un appareil de rationalité (apparemment incontestable par les données scientifiques qui sont présentées de manière « objective ») vient renforcer l’idée de la supériorité de la race blanche et de la culture blanche-européenne sur les autres, alors vues comme « naturellement » inférieures, et ainsi mises en position de subalternité.
Ainsi en pleine Modernité, alors que c’était l’amplification de l’idée d’humanité, déjà proposée auparavant par Rousseau, qui était attendue, il va se produire exactement le contraire. De la croyance même de la supériorité de la Raison, du sein de la science qui se voulait l’unique forme d’atteindre la Vérité, des théories ont surgi qui allaient légitimer la division de l’humanité, et ce qui est plus grave, qui ont créé de nouveaux mythes dans sa tentative d’éliminer les anciens. Un de ces mythes, celui de la domination absolue de l’homme sur toutes choses, sur la nature, en particulier, car comme l’affirme Adorno
« […] le programme des Lumières était de délivrer le monde de la sorcellerie. Sa prétention, celle de dissoudre les mythes et d’annihiler l’imagination par le biais du savoir. […]. Cheminant à la recherche de la science moderne, les hommes se sont amputés du sens. […] Ce qui ne s’ajuste pas aux mesures du calcul et de l’utilité est suspect pour l’Illuminisme. Dès qu’il peut se développer sans être perturbé par l’oppression externe, il n’y a plus rien pour le freiner […]». (ADORNO:1999, p.17-20)
De cette façon, l’ homme de la Modernité dans la croyance de sa supériorité sur toutes les choses et se pensant comme un élu sur terre, il s’adonne à classer, cataloguer, dompter et dominer la Nature qui devra être la vassale de tous ses intérêts. Ainsi, la scission homme-nature sera patente. Chaque fois, au nom de la Raison, cet individu tentera de se nier en tant que nature, avec laquelle il ne maintiendra qu’une relation uniquement utilitaire. Et suivant le même raisonnement ; plus l’Autre paraît être plus proche de la Nature, plus il est loin du modèle identitaire acceptable. Puis les peuples dits traditionnels, sans écrit, sans religion institutionnelle et sans État, qui vivaient dans la forêt ou proche d’elle, loin de la civilisation, ces peuples étaient alors vus comme étrangeté, altérité radicale ou différence à supprimer.
De cette façon, le Blanc-européen verra comme obstacles « naturels » de traverser non seulement les fleuves et les mers, les forêts et les montagnes mais aussi les sociétés primitives qui persistent à rester dans le chemin du « développement », faisait obstacle au passage du « progrès » et donc de la recherche de bénéfice chaque fois plus grand qui caractérise le capitalisme comme « régime de production économique, justement l’espace illimité, l’espace sans lieux, dans la mesure où la limite recule sans cesse, espace infini de permanente fuite en avant. En fait, ce qui différencie l’Occident est le capitalisme, comme impossibilité de rester en deçà d’une frontière ; c’est le capitalisme comme
« […] système de production pour lequel rien n’est impossible, sinon d’être pour lui-même sa propre fin. […] La société industrielle, la plus formidable machine de production est pour cela même la plus effrayante machine de destruction. Races, sociétés, individus, espaces, natures, mers, forêts, sous-sols : tout est utile, tout doit être productif, d’une productivité menée à son régime maximum d’intensité (CLASTRES:1978, p.61) ».
2. Le cas du Métis brésilien: une équation à résoudre, ou le signe de la suspicion
Comment penser le développement économique et social d’ un pays nottamment caractérisé par l’ entremêlemment des cultures, par l’ entrecroisement des races et des peuples, vu que son territoire avait été construit sur le signe de la conquête, de la violence physique permettant l’ esclavage suivie de la domination psychique et spirituelle que l’hierarchie des races allait offrir comme l’ une des assises de la vie sociale ? Comment s’ imaginer le progrès d’ un tel pays, voire d’ une telle nation ancrée sur le signe du métissage apréhendé en tant que malediction?
Il est important de souligner que pire encore que les races considérées inférieures ou “primitives” telles le Noir et l’ Indien, les théories raciales placeraient le Métis au dernier rang de la pyramide racial puisqu’ il ne s’ agissait que d’ une “dégénerescence”, donc d’ une perte des qualités inhérentes aux races plus “nobles” puisque:
« […] Le monde des arts et de la noble littérature résultant des mélanges du sang, les races inférieures améliorées, ennoblies, sont autant de merveilles auxquelles il faut applaudir. Les petits ont été élevés. Malheureusement les grands du même coup ont été abaissés, et c’est un mal que rien ne compense ni ne répare. […] La race blanche possédait originairement le monopole de la beauté, de l’intelligence et de la force. À la suite de ses unions avec les autres variétés, il se rencontra des métis beaux sans être forts, forts sans être intelligents, intelligents avec beaucoup de laideur et de débilité. […] ».
3. Le contexte de production du roman La Boutique aux miracles (1969), de Jorge Amado.
La Boutique aux miracles (Tenda dos milagres) est publié en 1969, au moment même où le régime d’alors qui impose une dictature au Brésil vient d’éditer l’Acte Institutionnel numéro 5 par lequel les libertés démocratiques sont supprimées, l’existence de partis politiques interdite et où tout l’appareil de l’Etat est mobilisé à empêcher les tentatives d’opposition à son gouvernement et pas conséquent au système économique qu’il prône, système dirigé dorénavant vers le développement économique, c’est-à-dire vers la notion idéalisée d’un « progrès » à tout prix.
Aussi, dans le nouveau projet politique et économique présenté par le gouvernement militaire brésilien, le processus de rationalisation établi ne se limitait pas aux espaces de la sphère administrative mais s’étendait au comportement des individus par la diffusion d’un ethos capitaliste véhiculé par une industrie culturelle qui intensifie la production de biens symboliques, pour répondre à la demande d’un public constitué principalement par la classe moyenne en expansion : la radio cède de plus en plus de place à la télévision qui se consolide, de nouveaux journaux et de nouvelles revues au tirage croissant apparaissent, le cinéma national subit un développement considérable par la création d’agences d’Etat qui financent sa production. L’Etat cherche donc à forger une nationalité qui soit intégrée à l’ethos capitaliste qu’il souhaite développer (ORTIZ :1984).
Fortement influencée par le mouvement noir des Etats-Unis, une partie considérable de la population afro-brésilienne revendique sa spécificité pour se réapproprier son identité ethnique et ainsi récupérer les valeurs culturelles héritées des anciens négro-africains, tout en s’opposant à l’idéologie du métissage pensé comme un blanchiment progressif de la population.
Pour créer le ciment affectif nécessaire et capable d’établir des liens de solidarité et d’appartenance entre les individus, l’Etat cherche à éliminer les divergences et à neutraliser les différences ; il cherche en somme une homogénéisation capable de garantir une image identitaire dans laquelle tous pourraient se retrouver (HOBSBAWM:1991).
Voyant ces deux visions opposées du monde, l’une qui voulait à tout prix l’homogénéisation de la nation, prônant une modernisation accélérée et parfois cruelle, laissant derrière elle des pans entiers de la population brésilienne jusqu’alors rurale et analphabète, l’autre qui semblait s’opposer à l’idée même de nation, prônant une forte ethnicité, toutes les deux brisant ce qui semblait être le « portrait » de la nation brésilienne, Jorge Amado va élaborer sa propre idée de l’identité nationale brésilienne en écrivant La boutique aux miracles (Tenda dos Milagres), et, pour cela, il va revisiter les questions identitaires qui lui sont chères depuis la publication de Bahia de tous les saints (Jubiabá (1935).
Amado nous rappelle avec à propos que le Brésil, soupçonné d’être une société malade par son caractère métissé, apparaît au 20ème siècle avec les blessures toujours actuelles de son passé d’esclavage, avec des abimes sociaux entre les classes et les races, où prédominait une tentative simiesque de copier le style de vie de l’Europe, notamment celui de la France, par une grande part de son élite intellectuelle qui niait la riche contribution de l’héritage culturel africain. Préjugé et racisme abondaient dans la vie sociale de ce pays qui avait honte d’être métis et était désireux de cacher les marques ethniques qui le rendaient impur, c’est-à-dire métis.
La contemporanéité de ce roman peut être perçue quand on voit que plus de quarante ans après la publication de La Boutique aux miracles (Tenda dos Milagres, 1969), la population noire et métisse constitue plus de 86% de la population de la ville de Salvador et de ses environs, ce qui contrarie la thèse d’un blanchiment progressif de la société brésilienne en que la thèse du blanchiment sous-tende la disparition des manifestations culturelles héritées des anciens esclaves ou d’une tradition afro-brésilienne (FREYRE: 1977), c’est tout le contraire qui s’est produit dans la société bahianaise et brésilienne par extension. En fait, sur le plan de la culture, le blanchiment ne se produit pas, car on constate que de façon apparemment paradoxale, à Salvador et aux environs, la plus grande attraction de l’industrie touristique est la culture afro-brésilienne. Des hommes et des femmes descendants des anciens esclaves noirs sont à l’origine d’une industrie culturelle effervescente avec des retombées dans tout le Brésil, et même à l’extérieur sans pour autant en recevoir les bénéfices directs ; en effet, ce sont eux qui constituent la grande majorité des pauvres de la ville ainsi que de l’Etat de Bahia. En fait, le fascinant patrimoine culturel hérité de la tradition afro-brésilienne se voit utilisé de façon incontournable par une industrie culturelle efficace, comme un spectacle à la portée de tous… et spécialement des touristes. Pourtant, le racisme ordinaire continue d’imprégner l’imaginaire de tous. A tout moment, il convient de se policer pour ne pas paraître « politiquement incorrect ». Étouffé sous la menace de la force de la Loi, le racisme palpite, se développe et se répand à petit bruit dans toutes les sphères de la vie sociale brésilienne et notamment bahianaise.
S’affichant comme le porte-parole du peuple et pour cela se considérant légitimé par lui, Jorge Amado tisse son récit avec la claire stratégie de déconstruire les modèles identitaires proposés par des groupes dominants qui donnaient l’identité comme fixe et permanente, tout en oubliant que « […] même les identités les plus solides cachent les négociations du sens, les jeux de la polysémie, les chocs de la temporalité étant donné qu’elles sont en constante transformation[…] (SANTOS : 1995, p.91)». Et pour ce faire, Amado va tisser l’ une des plus belles personnages de la littérature brésilienne : « le pauvre, minable et métis …Pedro Archanjo-Ojuobá ».
Cependant, le protagoniste de La Boutique aux miracles poussé par ses compagnons pour s’opposer aux intellectuels d’origine blanche-européenne qui divulguaient les théories racistes, Pedro Archanjo ne parvient pas à passer à l’acte, c’est-à-dire à quitter sa vie bohème faite de joyeux vagabondages ; il ne parvient pas à endosser l’animus nécessaire pour que son désir soit réalisable car il lui manque la compréhension du sens de la mission qu’ils lui assignent, bien qu’il soit animé d’une curiosité réelle et d’un fort goût pour la lecture : « […]- Ah, mon bon, je lis pour comprendre ce que je vois et ce qu’on me dit ! » (BM, p.192), il n’a donc aucun autre objectif que la connaissance pour la connaissance et sans faire usage de tout ce qu’il sait pour transformer la réalité ou se transformer lui-même.
La voix qui le rappelle à l’ordre, qui l’incite à assumer son obligation est la voix de la gardienne, de la détentrice du patrimoine religieux, culturel et linguistique de la tradition africaine, la grande prêtresse Majé Bassan, qui insiste pour qu’il passe de l’oralité à l’écriture, se préparant à affronter un avenir qui ne sera plus aussi imprécis et que sa communauté s’apprête déjà à vivre : « J’ai appris que tu dis vouloir écrire un livre. Mais je sais que tu ne le fais pas, tu ne le fais qu’en paroles, tu te contentes d’y penser. Tu passes ta vie à parloter à droite et à gauche, […]» (BM : p. 172).
C’est pour obéir aux plus hautes sphères de sa culture communautaire que Pedro Archanjo renonce à sa vie d’entière liberté et adopte une discipline mentale et corporelle : « […] Un changement presque imperceptible mais d’importance comme si soudain, à la quarantaine, Archanjo eût acquis une pleine conscience du monde et de la vie. […] » (BM, p. 192-193).
La grande prêtresse sait qu’il est déjà prêt, que pendant longtemps il s’était préparé. Si les anciens combattants s’équipaient pour aller lutter aux croisades, et affûtaient leurs armes, Pedro Archanjo, lui, doit compter sur d’autres moyens pour vaincre la guerre : l’acquisition du savoir et la transformation de celui-ci en sagesse. C’est bien la stratégie dessinée par Amado pour permettre la remise en question des idées racistes qui menaçaient la vie sociale et contre lesquelles cet écrivain a fait d’un « pauvre, métis et minable », le héros de son récit.
Et pour mener à bien la mission reçue, pour accomplir sa destinée, il étudie et à travers les livres, il connaît les idées les plus nobles et les plus mesquines, les plus agaçantes. Comme un véritable anthropophage, il se nourrit de ce que lui permet de répondre aux racistes, se plaçant au même niveau intellectuel, c’est-à-dire que Pedro Archanjo doit dépasser ses propres limites : il n’est pas docteur ni professeur, ni Blanc, ni riche, il n’a aucun « pouvoir symbolique » qui puisse être extériorisé et manifesté, son argumentation doit donc être non seulement honnête mais il doit savoir convaincre de la pertinence et de la validité de ses idées. Alors, il lui faut étudier, s’enfoncer dans la lecture afin de tout savoir, en suivant la stratégie que Shangô lui avait assignée, puisque Pedro Archanjo était ses yeux sur terre : « […] Durant une longue décennie, Pedro Archanjo lut sur l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie tout ce qu’il trouva à Bahia et ce qu’il fit venir du dehors, […] (BM, p. 244-245).
Pourtant, c’est grâce à la dure réalité vécue en tant que métis et humilié qu’il se réveille de son « sommeil » intellectuel et qu’il peut enfin sortir de l’aliénation. Alors, sous le regard encourageant de Tadeu Canhoto et suivant aussi la méthode de son ami Lidio Corró, Pedro Archanjo écrit son premier livre, car il s’est engagé à
« […] narrer le mode de vie bahianais, les misères et les merveilles de cette pauvreté et de cette confiance quotidiennes ; à montrer la détermination du peuple à survivre, conservant et développant ses biens – la danse, le chant, la musique, le fer, le bois –biens de la culture et de la liberté reçus en héritage dans les maisons d’esclaves et les villages de nègres marron. […] L’amour des siens guida la main d’Archanjo ; la colère ajouta seulement à son texte une note de passion et de poésie. Par là même, ce qui sortit de sa plume fut un document irréfutable » (BM, p. 173)
Prenant la figure de Pedro Archanjo comme élément de médiation entre des mondes jusqu’alors considérés comme antagoniques, on voit que le métier manuel que le récit lui octroie et qui lui permet d’acquérir un certain statut social, l’oblige à se détacher des Noirs et des Métis qui traversent le récit ; mais par ailleurs, cette fonction est précaire dans la mesure où, passant le portail du ‘Savoir’ entrant dans les locaux de la faculté de Medecine, collaborant au maintien de son ordre, il assume la condition d’un travailleur servile, à l’intérieur d’un univers où le travail manuel était jusqu’à très récemment une condition réservée aux esclaves, donc aux Noirs.
Si le récit met en évidence le rôle de médiateur destiné à Pedro Archanjo, un autre espace lui est assuré. Et pour qu’il développe cette médiation nécessaire entre les deux mondes, Pedro Archanjo compte sur des forces surhumaines, qui lui permettent de dépasser les limites du plan social et économique. Pour rendre sa mission possible, les dieux afro-brésiliens lui ont réservé des dons particuliers :
« C’est à dater de ce temps- il avait vingt et quelques années – que Pedro Archanjo prit la manie de noter des histoires, des événements, des anecdotes, des faits, des noms, des dates, des détails insignifiants, tout ce qui avait trait à vie populaire. Pourquoi ? Allez savoir. Pedro Archanjo était plein de marottes, de savoir, et certainement ce n’était pas par hasard qu’on l’avait choisi, si jeune encore, pour une haute dignité dans la maison de Shangô : promu et consacré Ojuobá, préféré entre tant de candidats, des vieillards respectables et sagaces. Le titre lui échut avec ses droits et ses devoirs ; il n’avait pas trente ans quand le saint le choisit et le proclama : il ne pouvait y avoir de meilleur choix- Shangô sait les pourquoi. […] Une version circule parmi le peuple des terreiros, court dans les rues de la ville : ç’aurait été l’orishá lui-même qui aurait ordonné à Archanjo de tout voir, de tout savoir, de tout écrire. Pour ça il l’avait fait Ojuobá, les yeux de Shangô. […] » (BM, p. 126)
Dans l’espace fictionnel qui met en évidence les signes d’un processus de modernisation sociale dans la réalité (industrie pétrochimique, industrie culturelle, libération des mœurs, etc.) et sous le contrôle du régime militaire, Jorge Amado met en relief dans ce roman les questions identitaires qui lui sont si chères.
Ainsi, dans le temps du discours, le narrateur emmène in medias res le lecteur au temps du récit (1868-1943) où se passe la recherche de l’histoire et de l’œuvre de Pedro Archanjo, sous la tutelle d’un académicien investi de pouvoirs symboliques impossibles à remettre en cause, qui, grâce à son intelligence et ses talents multidisciplinaires a reçu le Prix Nobel et comme si tout cela n’était pas suffisant, « il était…. étatsunien ».
Cette stratégie aura comme effet de légitimer l’œuvre de celui qui était considéré comme Métis, pauvre et minable. Une œuvre, de surcroît, entièrement vouée à valoriser l’héritage afro-brésilien dans la formation de l’identité nationale à laquelle il octroyait sans conteste un caractère métissé.
L’importance que l’écrivain donne à la culture afro-brésilienne, la mise en relief du rôle qu’il reconnaît aux couches sociales populaires dans la formation de la culture et de l’identité bahianaise, voilà qui relève explicitement de sa position. Il ouvre son roman par quatre pages d’introduction sur les manifestations de la culture populaire et relègue ce que l’on appelle la culture de l’élite à un seul paragraphe d’à peine trois lignes où il décrit la faculté de Médecine de Bahia. Ainsi le narrateur offre au lecteur la vision de deux mondes perçus comme antagonistes :
– l’un fermé et impuissant, sous l’ombre du pouvoir de l’Etat, à gérer la culture officielle légitimée par l’écrit et symbolisée par la Faculté de Médecine, comme l’espace privilégié et légitimé d’un savoir produit par un corps de spécialistes ou comme un champ de production et de circulation des idéologies (BOURDIEU :1989). « […] Là, tout près, au Terreiro de Jésus, se dresse la Faculté de médecine, et là, également, on enseigne à guérir les infirmités, à soigner les malades. Outre d’autres matières, de la rhétorique au sonnet et à des suspectes théories ». (BM, p. 21).
– l’autre monde dans les arcanes d’un espace officiel mais ouvert et libre dans lequel la culture de participation est souveraine, où les relations de transmission du savoir actualisent les hiérarchies sociales qui situent les pouvoirs et les devoirs des plus vieux avec les plus jeunes et vice-versa; c’est une culture fondée essentiellement sur le savoir populaire éminemment oral et où la communication se met en œuvre de façon dynamique, personnelle ou inter groupale (LUZ :1989) ayant pour centre la mythique Boutique aux miracles (Tenda dos Milagres) ((BM, p.15)
4. Le Métis Pedro Archanjo, l’ ange gardien ou le vaillant guerrier: le bon combat et l’aide divine des orishas contre les “croisades”
Quand on sait que Jorge Amado veut transmettre par la littérature sa vision de la réalité sociale, en tant qu’écrivain militant, (s’il n’est plus militant au Parti Communiste, il se réclame toujours d’être un « militant de la vie ») et « engagé », c’est-à-dire, solidaire des luttes contre les injustices, le lecteur pourrait se douter des vrais pouvoirs de ce Métis Pedro Archanjo à mener le bon combat contre les préjugés et le racisme.
Ainsi, il sera le plus grand parmi les anges, l’Archange et Pedro sera vu ainsi par les deux mondes différents avec leurs imaginaires respectifs : d’un côté, il ne sera qu’un « pauvre, métis et minable » ; de l’autre, un illuminé, un héros avec des halos de lumière divine et il a pour mission de détruire les préjugés et de donner une visibilité sociale à la culture du peuple nègre-métis et en récupéra l’orgueil et la dignité. En fait, la responsabilité de Pedro Archanjo est de faire entrer dans le portrait de la nation les autres images qui, selon Amado, composent la brésilianité, images exclues de cette photographie que les élites avaient arrangée à leur guise.
Selon des idées reçues et très répandues, les Noirs et les Métis seraient condamnés à ne pas savoir vivre en société car ils seraient « violents », victimes de l’hybris. En fait, stigmatisé par l’esclavage, le corps du Noir est vu comme l’image de la force physique, du mouvement et de l’agilité corporelle. En outre, dans un monde où les Blancs ne travaillaient pas, le corps du Noir, esclave ou libre, éduqué par un travail dur et continu était plus fort et mieux musclé que celui de la plupart des Blancs, ce qui faisait « la différence en plus » comme « le dépassement », cet excès si reproché aux Noirs et aux Métis.
Pour échapper à ce piège si grossier, Jorge Amado va dépeindre le personnage de Pedro Archanjo autrement. En fait, il va reconstruire dans son texte la formation de l’identité nationale en y insérant les Noirs et les Métis alors vus comme négatifs par leur « démesure », en opposition à la vision des classes dominantes représentées dans le roman par la figure de Nilo Argolo lequel défendait la thèse que le retard socio-économique de la société brésilienne était directement lié à la présence de l’élément africain et à son « mélange » avec le sang blanc-européen, «créant une race inférieure». C’est pour cela que Jorge Amado utilisera d’autres stratégies.
En fait, la dégénérescence alléguée et, par voie de conséquence, l’infériorité du Noir et du Métis diffusées dans la société commencèrent à s’inverser à partir de l’ébauche du portrait de Pedro Archanjo. L’importance soulignée des théories raciales ayant des incidences sur l’apparence physique, Amado construit un personnage dont l’aspect physique est remarquable par ses attributs moraux et intellectuels : Archanjo est un homme attirant, qui enchante et séduit les femmes ayant hérité de sa mère de la « douceur des traits ». (BM. P. 241) ; « […] c’est le plus bel enfant que je connaisse […] » (BM, p. 199) selon les mots de la comtesse de Agua Brusca qui le compare à Tadeu Canhoto (ibid.), puis c’est encore Zabel qui trouve Archanjo « [un] mulâtre beau et fort […] » (BM, p.198). En outre, on sait qu’il est courageux et intelligent pour avoir hérité de son père « l’intelligence et la vaillance citées dans les bulletins de guerre » (BM, 240), « […] son visage [est] tranquille et bon. » (BM, p. 280). La sympathie qui émane du personnage est déduite des affirmations, qui dans un passage ou un autre du récit, de façon éparse vont réaliser, positivement le caractère du personnage, faisant irradier cette positivité sur son corps : « le port altier » (BM, p. 143) ; « […] un mulâtre foncé, jeune et solide, […] » (BM, p. 273) ; « […] Don Léon appréciait chez le mulâtre la correction de ses paiements et de sa tenue, la propreté de quelqu’un qui sort de son bain ; son éducation le distinguait de la majorité des philosophes, en général des rustres penseurs, agités, sales, mal vêtus et mauvais payeurs.[…] » (ibidem), et lorsqu’il sera amené injustement à la prison, Damião de Souza criera « liberté pour l’homme bon qui jamais n’a menti, qui jamais n’a utilisé son savoir pour faire le mal, liberté pour l’homme qui sait et qui enseigne, liberté » (BM, p. 356).
Ainsi, Pedro Archanjo se construit comme le Métis dans lequel le récit investit la positivité, lui attribuant des qualités de réflexion et de rationalité que les intellectuels de tradition évolutionniste niaient aux Métis. Même possédant la force physique, il ne l’utilise pas pour revendiquer sa place ou pour faire valoir ses droits. Lettré, intelligent, réalisant des recherches sur les us et coutumes du peuple dans la tradition ouverte des études d’ethnologie et d’anthropologie, Pedro Archanjo est investi d’une grande signification puisqu’il est de ses pairs le plus apte à pouvoir écrire et à détacher la valeur de l’héritage africain et s’opposer à la guerre des informations, en utilisant lui aussi la presse. Investi de cette positivité, il peut être considéré comme un pont entre les deux mondes, maintenant qu’il s’est approprié le capital de la culture européenne dominante, apprenant et dominant les langues (européennes), écrivant correctement (il a intégré les modèles de la norme culte) et publiant des livres d’un « réel intérêt ethnologique » (BM, p.33).
De cette façon, afin de renverser l’idéologie du racisme vulgaire qui condamnait le Noir et le Métis à l’exclusion sociale, lui, Pedro Archanjo, l’ange des hautes phalanges, envoyé par les dieux afro-brésiliens, il serait le « chevalier » choisi par l’écrivain pour mener le bon combat contre les « idées du Mal » représentées dans le récit par les théories raciales et incarnées par le personnage de Nilo Argolo auquel le récit ne concède rien : si, d’une part, les symboles que lui donnent du prestige social sont mis en évidence, d’autre part, le récit amène le lecteur à comprendre les limitations morales et intellectuelles de ce personnage.
Dans Tenda dos Milagres, le narrateur omniscient mettra en évidence « le peuple encore marqué par le mystère primitif » (la tradition, le mythe, c’est-à-dire la cosmogonie des individus de la collectivité afro-brésilienne) fort bien représenté par la figure de Majé Bassan, la grande Prêtresse, gardienne de la mémoire ancestrale, qui possède comme contrepoint le Métis Tadeu Canhoto, un de ses fils naturels.
EN GUISE DE CONCLUSION: LE RENVERSEMENT OPÉRÉ: LE MÉTISSAGE N’ EST QU’UNE AUTRE APPARENCE D’ UNE SEULE HUMANITÉ
En fait, s’étant approprié les mots de passe, Tadeu Canhoto réalise les rites de passage et, dans « le navire de la Connaissance » il navigue dans les mers de la nouvelle société (qui devra être organisée sous le signe de rationalité), ce qui implique le contrôle des émotions, l’abandon des traditions, le refus du passé et l’intégration de l’idéologie (GRAMSCI, 1976).
C’est le prix à payer pour l’insertion sociale et le personnage de Tadeu Canhoto n’hésitera pas à faire cette traversée : il obtient sa licence en Génie Civil, profession prestigieuse au début du dernier siècle, il se marie avec une jeune fille riche d’« […] une peau d’opaline, si blanche, presque bleue, […] des boucles blondes, les plus grands yeux de Bahia […] (BM 253) et il va habiter dans le quartier le plus noble de la ville, en créant de nouvelles racines dans d’autres territoires.
Si le lecteur peut y voir le blanchiment en action, Jorge Amado emmène notre regard vers d’autres interprétations de son récit sur cette question identitaire. En fait, fidèle à sa thèse, Jorge Amado dessine à grands traits le personnage de Damião de Souza, cet alter ego de Tadeu Canhoto, cet autre fils de Pedro Archanjo. Damião reste fidèle à sa communauté d’origine à laquelle il se lie par des liens d’appartenance et de solidarité. Appelé « Major » par le peuple pauvre de la ville de Salvador de Bahia dont il devient le représentant, Damião est un médiateur des mondes, puisqu’il transite entre différents espaces géographiques et sociaux.
S’il est originaire de la communauté afro-brésilienne, provenant donc du « mystère primitif », comme Pedro Archanjo, il s’approprie le patrimoine culturel de la société occidentale et devient un grand connaisseur du fonctionnement du contrôle social de l’Etat tel qu’il est inscrit dans le corps des Lois (BM : 199). De cette façon, sur le plan de la culture, ce qui pourrait être vu comme une supposée hégémonie de la culture blanche, comme cela est suggéré par la scène emblématique de l’enterrement de Pedro Archanjo / Ojuobá au cimetière catholique, il se produit exactement l’inverse avec la longue description, soigneusement élaborée des rituels funèbres afro-brésiliens, avec l’éloge implicite non seulement de la beauté du spectacle (la ville s’arrête non seulement pour voir, mais aussi pour entendre le chant !), ce qui suggère la prépondérance de l’élément d’origine africaine (BM:62-63).
Les « Yeux de Ojuobá », Pedro Archanjo n’entre pas en conflit avec Tadeu Canhoto, il n’en garde ni amertume ni rancune car il savait depuis les premiers temps que le jeune homme s’en irait pour toujours, après que son parrain l’a fait entrer dans le système formel de l’enseignement dirigé par l’Etat. En effet, par la standardisation des cursus, le système d’éducation cherche à former une nouvelle mentalité dans les nouvelles générations (MENDONÇA :1996) tout en les préparant à une modernisation générée par l’avancement du capitalisme qui ne s’avère pas « capable d’insérer le passé dans le présent et encore moins de sauvegarder des rêves pour le futur et, pour cela, jamais il [le capitalisme] ne permettra l’agrégation de valeurs conquises par la praxis collective» . Loin des solutions simplistes offertes comme issue aux personnages confrontés au nouvel ethos qui se met en place, le récit montre les nombreuses propositions en réponse aux questions du déracinement et de la confrontation avec l’altérité, ce que pose la notion fort complexe du métissage selon Amado.
Ainsi, plus de quatre décennies après que l’Etat nation a élaboré l’idée de l’identité nationale par le biais d’une « machinerie de communication », Jorge Amado, à la fin des années soixante, reconnaît la nécessité de rediscuter la notion d’identité brésilienne à partir de la culture populaire, allant jusqu’à dresser la condition des protagonistes absents des débats : les Noirs et les Métis, qui en plus de l’avancée du capitalisme ou plutôt en conséquence de ce même processus, se trouvaient exclus de ce que serait la banquet de la prospérité sous-jacente des idéaux de la civilisation occidentale en sa recherche du « progrès ».
En outre, dans la pensée d’Amado, le métissage porte en lui-même la diversité, et ses résultats peuvent être vus par la galerie de personnages qui, progressivement, prédominent dans le récit et qui sont décrits de façon élogieuse : le mulato beau et sensuel, aux yeux verts et à la voix profonde, qui commande le rassemblement contre le nazisme et le fascisme (BM, p.390) ou d’autres personnages qui figurent dans le texte, entre autres, Tadeu Canhoto et les descendants de Rosa de Oxalà, « noire bleutée, douce rose ». (BM, p. 121)
À la différence de la position des anciens partisans de la théorie du métissage, qui visaient le blanchiment de la société, accentuant de ce fait, un nouvel essentialisme (BERND :1995), la vision de Jorge Amado est toute autre lorsqu’il défend et définit la société brésilienne en tant que métissée.
C’est pour cela que, pendant l’enterrement de Pedro Archanjo-Ojuobá sa communauté se voit déshéritée, sinon condamnée à l’abandon, c’est parce qu’elle ne sait pas encore qu’avant la disparition de Pedro Archanjo, Xangô a déjà choisi pour continuer sa mission, Damião de Souza, cet autre personnage de caractère panthéiste, plein d’humanisme et de grandeur, élevé et orienté par Pedro Archanjo, qui préfère ne pas s’élever socialement au contraire de son frère Tadeu Canhoto. Tout en s’appropriant des connaissances sur la législation de l’État, Damião devient une sorte de « porte-parole » des démunis puisqu’il est nommé « rabula », trouvant là sa légitimité pour défendre les pauvres.
«—Yeux de Ojuobá, Pedro Archanjo les reconnaît et les suit : les chemins sont différents. — Damião, un livre ouvert, sans secrets, n’a pas conquis de titre de docteur à la Faculté, qui lui a donné titre et patentes, c’est le peuple. Où que le mène son sort, il restera égal, toujours le même, planté là, inamovible. […] Le Major Damião, un pied en bas et l’autre en haut, il n’est que lui capable de cet équilibre […].» (BM BM, p. 255-256).
Luttant en faveur de son peuple, comme un guerrier et en même temps comme un intellectuel organique, Pedro Archanjo avait prédit les transformations sociales que la société brésilienne allait connaitre, dans une démonstration claire du pouvoir de visionnaire de son créateur, l’auteur Jorge Amado, qui, le créant héros de son roman, affirme que :
« […] Je pense que les orishás sont un bien du peuple. La lutte de capoeira, la samba de roda, les afoshés, les tambours, les berimbaus sont un bien de peuple. Toutes ces choses, et beaucoup d’autres que vous, avec votre conception étroite, vous voulez voir disparaître, professeur, exactement comme le commissaire Pedrito, pardonnez-moi de vous le dire. Mon matérialisme ne me limite pas. Quant à la transformation, j’y crois, professeur et n’ai-je vraiment rien fait pour y aider ? » […] Terreiro de Jésus, tout est mêlé à Bahia, professeur. Le parvis de Jésus, le Terreiro d’ Oxalà, Terreiro de Jésus. Je suis le mélange des races et des hommes, je suis un mulâtre, un Brésilien. […] Ce jour-là, tout se sera complètement mélangé, et ce qui aujourd’hui est un mystère et une lutte de gens pauvres, une ronde de nègres et de métis, une musique prohibée, une danse illégale, candomblé, samba, capoeira, tout ça sera une fête du peuple brésilien, musique, ballet, notre couleur, notre rire, vous comprenez ? […] Écoutez, mon bon, un jour les orishás danseront sur la scène des théâtres. Je ne veux pas monter, je vais de l’avant, camarade ». (BM, p.344-345).
Enfin, où tout était divisé, Pedro Archanjo, ce personnage qui se livrait aux divinités dans les terreiros, qui lisait des traités, qui débattait avec les intellectuels de tradition blanche-européenne, qui né en 1868 n’avait pas connu l’esclavage, vivant un temps où tout paraissait de l’ordre de l’exclusion, comme bipolaire et où lui seul a été entier, comme seul peut l’être un homme avec la conscience de soi et du monde (BM p.245) , et c’est ainsi que Jorge Amado nous le montre :
« Il n’abandonna pas dans le plaisir des livres, le plaisir de la vie, dans l’étude des auteurs, l’étude des hommes. Il trouva du temps pour la lecture, la recherche, la joie, la fête et l’amour, pour toutes les sources de son savoir. Il fut en même temps Pedro Archanjo et Ojuobá. Il ne se partagea pas en deux, avec un temps précis pour l’un et pour l’autre, le savant et l’homme. Il refusa de gravir la petite échelle du succès et de s’élever d’un degré au-dessus de la terre où il était né, terre des ruelles, des boutiques, des officines, des terreiros, du peuple. Il ne voulut pas monter, il voulut aller de l’avant et il alla. Il fut maître Archanjo Ojuobá, un seul et entier ». (BM, p. 245)
S’il est vrai qu’on peut accuser Amado d’un certain essentialisme, puisqu’il insiste sur les caractéristiques positives noires et métissées déterminant l’ethos brésilien, fondé sur les origines négro-africaines, on peut suggérer que Jorge Amado en prenant ses personnages pour témoins redéfinit le concept de métissage en mettant l’accent sur une conception qui se rapproche de l’entre-deux, ou de l’entre-lieu, cet espace intermédiaire né du contact et de la friction entre deux ou plusieurs cultures.
Il est important de souligner qu’avec la construction du personnage Pedro Archanjo, Jorge Amado nous montre véritablement comment le jeu des identités est presque toujours en mouvance, les identifications glissant parfois sur un sens ou sur l’autre selon les circonstances, le contexte, les acteurs en scène. Cependant, plusieurs fois le narrateur, considéré ici en tant qu’auteur implicite, nous rappelle le rôle stratégique de Pedro Archanjo qui transite entre deux mondes apparemment opposés. Il assume donc la condition d’un véritable passeur sans pour autant cesser d’être ce qu’il est : quelqu’un qui s’approprie les outils nécessaires pour faire la traversée, c’est-à-dire vivre la vie entièrement, avec la conscience critique de celui qui n’appartient pas seulement à un monde unique mais à des mondes qui ne s’opposent pas car ils sont complémentaires.
« Pedro Archanjo Ojuobá, le lecteur de livres et le beau parleur, celui qui bavarde et discute avec le professeur Fraga Neto et celui qui baise la main de Pulquéria, la iyalorishá, deux êtres différents, le Blanc et le Noir, qui sait ? Ne vous y trompez pas, professeur, un seul. Un mélange, des deux, un mulâtre seul. […] Je suis un métis, j’ai du Noir et du Blanc, je suis blanc et noir en même temps. Je suis né au candomblé, j’ai grandi parmi les orishás et très jeune, j’ai un poste élevé au terreiro. Vous savez ce que signifie Ojuobá ? Je suis les yeux de Shangô, mon illustre professeur. J’ai une obligation, une responsabilité ». (BM, p. 342)
C’ est pour cela que Métis brésilien, j’ ose vous adresser ces mots dans cette belle langue de la France, cette nation qui était arrivée chez nous, là-bas, en nous léguant un héritage culturelle tant les beaux mots de Rousseau en son idéal d’ une humanité fraternelle aussi que les méchantes idées des eugénistes. Enfermés dans des stéréotypes avilissants, nous, les Métis du Brésil et du monde entier, nous subissons encore dans notre peau et notre âme le douloureux déchirement du racisme.
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Cet article a été publié origellement in (dir.) DRAGUSIN,Denisa; MARTYN, David, VASILESCU, Ruxandra. Border crossings: rethinks “trans” in Literature,Language, and Media.Bucarest: Rediviva Publishiing house, 2017,ISBN 978-88-97908-34-0