POUR UN NOUVEAU PACTE SOCIAL : AGAGUK, D’YVES THÉRIAULT, OU L’ ADAM MÉTIS

  1.  Introduction

Le concept de métissage rencontre de grandes résistances dans les milieux académiques, et dans ce sens, je pourrais donner une liste de chercheurs qui préfèrent utiliser d’autres désignations pour se référer aux résultats des entrecroisements.

Parmi d’autres appellations, à titre d’illustration, nous pouvons trouver :   « créolisation », diversalité, hybridisme, autant au Brésil qu’en Amérique Latine, et qui donnent un certain confort en s’éloignant d’un terme qui semblerait problématique4. Pourtant, quand on cherche à savoir quel serait le motif de ce refus d’accepter le terme « métissage », on se trouve devant la même réponse: “ […] le concept de métissage a été un piège de la modernité, car sous une apparence d’acceptation du multiple, on a masqué, en réalité, un projet raciste qui prévoyait le brassage des races, mais avec la prédominance de la race blanche et le blanchiment progressif de la population […] (BERND,2003, p.18). Il est intéressant de remarquer que, bien qu’elle accepte d’opérer à partir du concept d’hybride, Zilá Bernd s’aperçoit que ce terme peut aussi contenir de dangereux pièges, pouvant même se constituer en une « […] utopie de la postmodernité, qui pourrait enfermer un certain impérialisme culturel, prêt à s’approprier des éléments de cultures marginalisées pour les réutiliser à partir de paradigmes d’acceptabilité des cultures hégémoniques […] »(loc. cit.) 

Il serait utile de ne pas oublier que le concept d’hybride renvoie directement à la notion d’hybris qui, à son tour, renvoie à « poids excessif, force exagérée ». À partir de l’adjectif hybride, du latin hybrida, les Grecs auraient utilisé ce terme pour condamner le métissage, vu comme une « violation des lois naturelles ». Remarquez aussi qu’il y avait une forte croyance que l’hybride, le métissé serait pris par des forces incontrôlables (la furie, ou l’orgueil, par exemple). Dans ce cas, l’individu serait sujet à l’incapacité de s’autogérer et de s’autocontrôler, étant poussé par des sentiments violents que les passions/maladies exagérées inciteraient sur lui et qu’il serait en permanent état de ‘déséquilibre’ et ‘d’irrationalité’.    

Quel que soit son nom, le métis donc vient à ce monde sous le signe du soupçon. Suspecté d’être maladif, de ne pas être capable de s’autodéterminer et voire d’être incapable de vivre en société. Sur lui seraient gravés les signes de « l’impureté » de la race. De lui seraient les représentations les plus maladives que la littérature et le cinéma, postérieurement, allaient offrir.

Il importe de savoir que le modèle binaire de pensée (ou bien ceci ou bien cela) pour l’individu porteur de marques d’une identité complexe, serait considéré trop en dehors des normes, excentrique, donc inacceptable, un ‘tiers exclu’, n’étant ni A ni B. Par conséquent « celui qui ne trouve pas de place parmi d’autres », car il est quelqu’un sans pareil, quelqu’un sans paire, il n’est identique à aucun des groupes qui l’environnent et le compriment et avec lesquels il pourrait alléguer un rapport d’appartenance.   

Nous pensons toutefois d’une manière tout autre. Nous croyons que le métis est celui qui transite – sans cacher parfois son inconfort fruit des tensions des négociations pas toujours amicales, mais toujours possibles – donc c’est celui qui se promène, se déplace par et entre des cultures différentes, desquelles comme un véritable cannibale dévore ce dont il nécessite pour assouvir sa faim d’être et de vivre, de savoir et de faire, de se faire présent dans le monde, c’est pour cela que je comprends et je ramène à la discussion le concept de métissage. 

Agaguk, d’Yves Thériault, comme nous le verrons, est le drame d’un Inuit, qui en refusant d’obéir aux coutumes tribales va découvrir qu’il déchaine une série d’autres conséquences, altérant fondamentalement la vie culturelle qu’il va devoir recréer, tel un nouvel Adam.

  1. L’ auteur et le contexte de production de l’ œuvre

Né à Québec le 27 novembre 1915 et décédé le 20 octobre 1983, Yves Thériault est issu d’un milieu modeste. À l’âge de quinze ans, sans avoir fait sa huitième année d’école, il abandonne ses études. Dès lors, Thériault se consacre aux lectures littéraires et fait sa formation en autodidacte, jeune rebelle à traîner dans les rues, lesquelles lui sont une sorte d’« université de vie ». Sans formation professionnelle, il fait de menus travaux pour survivre, ayant abandonné la maison paternelle. Vivant un peu comme un vagabond, le jeune Thériault devient commis, vendeur de fromages, boxeur, aviateur, trappeur dans l’Arctique… jusqu’au jour où il commence à écrire des « romans à deux sous » pour survivre.

  1. Agaguk, roman de la bravoure

Dans les premières pages, le lecteur apprend qu’Agaguk est un chasseur plein de bravoure,  – il est nécessaire de se souvenir que la vaillance et le courage étaient les vertus morales nécessaires pour la survie des sociétés primitives! À dix-huit ans, il doit quitter son village tribal à cause de la « désagrégation des coutumes locales ». Un des changements considérés comme les plus dramatiques et qui est le motif de la révolte du jeune guerrier sera la présence d’une femme amérindienne de la tribu Montagnais.

« Une  Montagnaise venue du Sud, de déplaisante odeur, bizarre avec son visage épais, ses yeux de bête, ses robes de coton comme en portaient les Blanches. Ramook avait tenté de lui enseigner comment mâcher les peaux et les coudre ensuite, mais elle lui avait ri au nez). » […] La Montagnaise sortit lui offrir une poignée de pemmican bouilli dans l’eau. Il lui cracha au visage, comme toujours il faisait depuis que son père avait amené cette femme dans l’igloo. […]  Rien n’était tel qu’autrefois chez les Inuits. La pureté d’intention, l’attachement aveugle aux traditions n’étaient plus aussi puissants. Le mal du Blanc proliférait, cette évolution de l’individu s’opposant de plus en plus aux conditions ! Chez Agaguk, la fuite vers la solitude, la libération. Chez les autres, quelle forme prendrait cette émancipation nouvelle?  […] »(p. 54)

C’est ici que l’on entend proclamer la perte de la « pureté » de la tradition. C’est ici qu’on peut entendre le cri primitif de la révolte face à la « décadence des coutumes ». Rien ne sera plus « pareil » dans le village inuit depuis que le Blanc est arrivé, apportant parmi ses marchandises, le sucre et le whisky, le thé et la poudre, la destruction d’un monde jusqu’alors apparemment condamné à l’immobilité, à la permanence, c’est-à-dire à la tradition.

Arrivant au village à temps pour éviter à la jeune Iriook d’être violée par le sorcier tribal, Agaguk constate qu’il ne lui reste plus qu’à fuir, « se libérant » des relations qu’il considère souillées. Tournant le dos à sa communauté qu’il voit contaminée par « l’impureté », Agaguk ne perçoit pas qu’il rompt aussi avec toute la tradition communautaire. 

Roman de l’exaltation de la bravoure et du courage d’un homme confronté à ses propres forces instinctives et à celles de la nature, Agaguk est aussi un récit qui donne un premier rôle à un personnage féminin. En effet, le narrateur nous montre le développement spirituel et intellectuel d’Iriook. 

Tout d’abord, elle apprend à chasser, à tirer le gibier, et à tenir son foyer. Puis, elle participe à la conversation, ce qui était jusqu’alors réservé aux hommes, elle exprime sa pensée, use de son intuition pour alerter son compagnon. Ensuite, dans une audace encore plus grande, elle ose manifester son désir sexuel, abandonnant la passivité qui réduisait la femme primitive à la condition d’objet et s’assumant comme sujet de son désir.

« Leur coït fut brutal, presque dément. Iriook criait sa joie, et l’on eût pu entendre de loin la plainte d´Agaguk voyager dans la toundra. Ce qu’ils découvraient dépassait le monde fermé de leur entendement, la tribu, le sol fertile, les accoutumances. Ils n’étaient plus unis seulement dans la chair, mais aussi dans l’âme, et le cœur, et les pensées. Et surtout par une sorte de puissance grondante au ventre qui les jetait l’un sur l’autre, animaux magnifiques. C’était la délivrance des années d’autrefois et l’entrée dans des pays merveilleux et doux. » (AGAGUK, p. 57)

Ainsi, c’est aussi grâce à la femme que d’autres traditions s’éteindront et que tant d’autres naitront. En premier lieu, en prouvant qu’elle est une excellente chasseuse, capable de tenir son foyer et de défendre sa famille (et la narration, en créant la convalescence d’Agaguk ouvre le chemin qui confirme le rôle de la femme !) Iriook montre à Agaguk qu’il n’est pas nécessaire de suivre la tradition qui impose l’élimination du second enfant si celui-ci est de sexe féminin. Avec tendresse et aussi avec malice, la femme conduit le dialogue entre eux de façon à ce qu’Agaguk, convaincu mais tout en se sentant libre de sa décision, puisse répondre au désir de la femme. On note aussi qu’Agaguk, ayant tué un Blanc, doit payer cette vie par une autre. C’est en suivant le raisonnement de la tradition qu’Iriook presse son compagnon de préserver la vie de l’enfant dont elle vient d’accoucher.

« Ils restèrent longtemps ainsi, l’un devant l’autre, incapables de parler, de bouger. Iriook pressait la fille contre elle, la cachait entre ses seins. Et lentement, aussi graduellement qu’elle était venue, la haine disparut de son visage. Ce fut un regard d’une muette tendresse qu’elle leva vers Agaguk. Elle comprenait, Esquimaude et femme, par quel combat l’homme venait de passer, quelle victoire elle avait remportée. Et  l’homme lui apparut si grand qu’elle gémit doucement. Plus rien de ce visage mutilé ne lui faisait peur, ne la repoussait. Et que donner à Agaguk, en retour? Ce qu’elle connaissait de bonheur neuf, de joie soudaine et grandiose, elle n’aurait pu le dire. Aux instants sombres de sa grossesse, alors que dans l’étroite enceinte de l’igloo, elle n’arrivait que difficilement à vivre devant la face mutilée de son homme, elle n’aurait pas cru possible que cette hideur pût un jour paraître belle. Et c’était pourtant le miracle qui se produisait. Agaguk devant elle, presque beau? Si doux en tout cas, et  bon et généreux… Elle avança une main hésitante, effleura le visage mutilé ». (AGAGUK, p.338)  

En second lieu, tout en prouvant sa capacité à fonder une famille, Iriook rompt avec la tradition qui interdit à la femme de parler. En condition d’égalité avec son homme, même de façon très habile, elle réussit à se faire entendre, elle sait devenir sa partenaire et ainsi elle inaugure dans l’Arctique un discours féminin, par cette narration pleine de générosité.

Et en dernier lieu, la troisième tradition réinventée n’est pas moins belle que les autres. C’est la découverte, pour l’homme, pour le mâle, de la sensualité et du plaisir amoureux. En se découvrant enceinte de son premier enfant, Iriook convainc Agaguk qu’ils peuvent continuer à avoir des relations sexuelles en respectant quelques précautions. Et alors, sous la conduite de la femme, l’homme devient patient et amoureux, il apprend à connaitre une autre façon d’aimer, il accepte la participation active de la femme dans une relation qui jusqu’alors était sous la domination du mâle. Et ainsi une tradition de plus est réinventée, née sur les décombres d’une autre tradition.

Même si Iriook, à l’encontre de toute tradition, prenait de l’homme un plaisir qu’elle ne dissimulait pas, il ne lui était pas vraiment arrivé de céder à des impulsions, normales psychologiquement, mais qui eussent été réprouvées immédiatement par son homme. Elle se rendait bien compte de l’évolution d’Agaguk par rapport à ses congénères. De presser l’avantage pouvait compromettre ce qu’elle obtenait qui était plus encore qu’elle n’avait jamais espéré en observant le comportement des autres couples Inuits.

Contre toute raison, elle était tentée d’obéir à l’impulsion, de céder à cette première et brusque réaction de l’homme.

Bouleversé, Agaguk lui murmurait à l’oreille :

Ne fais pas ça…Les femmes ne font pas ça, Iriook.

Mais bientôt il ne résista plus. Tendu à rompre, il savourait cette expérience étrange pour lui, tandis qu’Iriook, les yeux fermés, s’initiait à ce dont elle avait souvent rêvé : d’être ainsi maîtresse d’une joie à donner, selon sa passion et son habilité à elle ». (p.133-134)

  1. Conclusion

           Ainsi, dès les années cinquante du XXème,  Yves Thériault avait déjà anticipé les profondes transformations qui seraient déclenchées par l’occupation économique du Grand Nord canadien.  Son ébauche d’un héros métis qui peut renoncer aux obsessions identitaires,  qui abandonne la quête maladive d’ une pureté des origines, cette ébauche démontre  l’ extraordinaire sens d’ observation de la vie sociale ainsi que la capacité de s’ ouvrir à l’ autre de cet écrivain.

            En outre, il ne faut pas oublier que dans son romance Ashini  (1960) le personnage homonyme a la prémonition dans son dernier rêve de la création d’une nouvelle nation (il suffit de voir les symboles de la nation : l’ hymne chanté par tous les Amérindiens rassemblés, la figure du teepee comme drapeau de la nation, les territoires dessinés sur la nouvelle carte géographique) et donc un nouvel espace géopolitique. Enfin,  si ce n’est la seule tribu montagnaise telle qu’elle a été imaginée par Thériault, c’est le peuple Inuit qui peut désormais avoir son propre territoire dessiné sur la carte du Canada. En effet, en avril 1999, le Nunavut devient le troisième territoire dessiné sur la carte géographique canadienne.  Tel comme imaginé par Yves Thériault dans Agaguk, ce roman de la bravoure et de la sensibilité où le héros n’ hésite pas à renoncer aux traditions ni a peur  d’ intégrer d’autres façons de vivre et de rêver, de chasser et d’ aimer.

En effet, petit à petit le personnage assimile de nouvelles coutumes et de nouveaux usages, modifiant substantiellement sa façon de penser, de sentir, de chasser et aussi d’aimer. C’est ainsi que répondant à la sollicitation d’Iriook, il négocie ses peaux non seulement contre du sel et de la poudre mais aussi contre du thé et du sucre.

De toutes ces sciences maintes fois décrites, Agaguk tirait de la vanité. Devant Iriook, il prétendait sans vergogne savoir créer sa richesse. Que n’avait-il pas déjà accompli, d’ailleurs, dont il ne tarissait pas ? Mais s’il ne vantait ses  propres prouesses, parfois Iriook montrait un fond d’espièglerie. Se nommait-il de la fière appellation, Inuk, qu’aussitôt elle rétorquait :

-Sang-mêlé ! 

Ce qui était bien la pire insulte. Mais elle le disait en riant, son moment drôle à elle. […] (p.22)

De cette façon, Agaguk accède à une nouvelle vie en intégrant des façons de vivre qui lui étaient totalement étrangères. Il est capable de réinventer une nouvelle vie avec cette femme. En réalité, Agaguk incarne bien le Métis qui est capable de traverser dans et sur différents espaces sans aucune étrangeté et de faire le pont entre différentes cultures, en tant que vrai passeur.

 Métis, il sait s’approprier différents artefacts culturels, sans s’inquiéter de leur origine, sans fantasmer sur la “pureté” d’une supposée tradition. Dans le même temps, il s’affermit d’une force nouvelle et grandiose, il acquiert un courage immense qui se traduit par une puissance de vivre que le narrateur décrit comme presque magnifique, donc il est aussi plein de vigueur physique, capable d’affronter les dangers qui l’entourent. Agaguk, en vérité, est un nouvel Adam qui peuplera l’Arctique canadien malgré les transformations économiques et sociales apportées par le « progrès ». 

REFERENCES

BERNABE, Jean, « De l’oralité à la littérature antillaise » In (org.) TETU LABSADE, Françoise,  Littérature et  dialogue interculturel, Sainte-Foy, Presses de l’ université Laval, 1997. 

BERND, Zilá. Literatura e identidade nacional, Porto Alegre, UFRGS, 2003.

GARCIA CANCLINI, Nestor. Culturas híbridas: estratégias para entrar e sair da modernidade. 4. ed., São Paulo, SP: EDUSP, 2003. 385p.

     GLISSANT, Edouard, Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981, 504 p.

LIMA DE OLIVEIRA, Humberto Luiz.  La perception de l’« Autre » à travers Ashini (1960) d’Yves Thériault au Canada, Tenda dos Milagres (La Boutique aux miracles, 1969) de Jorge Amado au Brésil et L’Espérance-macadam (1995) de Gisèle Pineau aux Antilles. Thèse de doctorat  dirigée par Alain VUILLEMIN. Université d’ Artois, Arras, 2009.

MATIC, Ljiljana. « Les rapports entre les Autochtones et les Blancs dans Agaguk d’ Yves Thériault ». Le Lys dans la neige. Novi Sad : Faculté de Philosophie, 2010.

THÉRIAULT, Yves,  Aaron,  Québec,  Bibliothèque québécoise, réédition 1988: Québec, Institut littéraire du Québec, 1954. 

THÉRIAULT, Yves,  Ashini,  Québec,  BQ, réédition 1988,: Fides 1960.

THÉRIAULT, Yves,  Agaguk,  Montréal, Quinze, réédition 1993, Paris, Grasset, 1958, et  Montréal, Institut littéraire du Québec, 1958. 

.publicado originalmente em VISTAS DIVERSAS: Canadá e Brasil em foco. (Org.) HUNTER, Alan Nigel. Feira de Santana, 2010-2011, ISBN 978-45-99799-86-4

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